La passion et l'ennui

Peut-on s'ennuyer quand on est passionné ?

À chaque fois que je passe un entretien d’embauche, même si le recruteur reconnaît ma compétence technique et mon expérience, je fais face à 2 critiques majeures. Dans 2 cas sur 3, il me dit: «le trajet ne vous fatigue pas ?». Dans le tiers restant: «Vous n’avez pas peur de vous ennuyer ?». Comme si le fait d’avoir des buts dans la vie, de faire des choses chez soi, d’avoir des passions, notamment son métier, était un handicap qui rendait l’environnement professionnel quotidien fade, ennuyeux.

J’ai de la chance : j’aime mon métier. Je l’exerce depuis un certain nombre d’années. Je me présente toujours pour faire la même chose –ou presque– que depuis le début de ma carrière, sans jamais me lasser ou demander plus de responsabilités. Et comme mon travail reste assez de bas niveau, «manuel» pourrait-on dire –même si d’un point de vue technique il est plutôt «digital» puisque j’utilise mes doigts–, on s’attendrait, avec mon expérience et mon recul, à ce que j’aspire à autre chose et que le poste que je convoite n’est, en définitive, ni plus ni moins qu’un poste pour fuir autre chose plutôt que pour adhérer à un changement. Et donc, la conclusion logique : je ne resterai pas –et donc ma candidature n'est pas retenue.

En plus de me coûter une place potentielle, je trouve toujours cette idée assez curieuse. Pas idiote. Cette idée est tout à fait logique et a du sens si elle est placée dans le contexte de mon interlocuteur. Mais elle est curieuse car elle est contre-intuitive si on se place du côté de l'individu passionné.

Pour mieux comprendre en quoi cette remarque est contre-intuitive, rien ne vaut un exemple simple et concret.

Un métier, une passion

Prenons le cas d’un cuisinier. La cuisine est un métier manuel. Même si certains aiment bien se torturer les méninges à déconstruire les aliments et revisiter des recettes, il y a forcément une étape finale de réalisation qui nécessite à la fois les mains et tout le savoir faire et l’expérience du cuistot.

Avec le temps, il devient plus expérimenté. Il peut même, s’il est très bon, devenir chef étoilé.

Et pourtant, malgré leur recul, leur expérience, leurs étoiles, les chefs étoilés sont toujours derrière les fourneaux, à concocter, chaque jour, dès potron-minet, les meilleurs des plats, sans que cela nous étonne autrement. Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire à un cuisinier : vous n’avez pas peur de vous ennuyer ?

Pourquoi s’ennuierait-il ? Parce qu’il fait le même métier, les mêmes gestes, tous les jours depuis plus de 20 ans ?

Lorsque je les vois, ces chefs étoilés, toujours derrière les fourneaux, malgré les années qui passent, je ne vois pas des hommes ennuyés, je vois des hommes passionnés.

Et c’est ce qui fait toute la différence.

Un homme passionné ne s’ennuie jamais car il trouvera toujours une voie, un chemin, pour rendre son métier intéressant et unique.

Un homme passionné est un individu qui trouvera toujours un moyen de mettre les temps morts à profit pour s’améliorer encore et encore –la nature a horreur du vide !

Un homme passionné est un individu qui ne fuit pas un passé, mais qui reste opianiâtrement motivé par l'avenir et ses nouveaux défis, la recherche de la perfection, de l'amélioration, le sens du détail. Faire bien les choses plutôt que les faire vite.

Et son métier, pour autant, reste le même que lors des tous premiers jours. Je dirais même que les gestes sont pratiquement les mêmes depuis plusieurs générations. Et toutes ces générations successives n’ont pas été gagnées par l’ennui, bien au contraire.

Conclusion

Alors, quand j’ai fini de me présenter et d’évoquer mon parcours, on reconnaît ma passion dans mon travail. Et on s’interroge pour savoir si je ne vais pas m’ennuyer.

Non, un homme passionné ne s’ennuie jamais. Même s’il sait écrire le mot, l’ennui ne fait pas partie de son vocabulaire.

Regardons le monde autour de nous avec attention. Avec toute la diversité du monde, la multitude des voies à explorer, la richesse des relations à développer, comment peut-on s’ennuyer, ne serait-ce qu’un instant ? Il y a tant de choses à faire, tant d'améliorations à apporter, tant d'avenirs à construire, même dans le plus infime détail…

Dans un monde où tout tend à aller très vite, trop vite, pour un homme passionné, un temps mort n’est jamais un ennui ou une occasion manquée. C’est un opportunité de faire mieux en pouvant aller à son rythme, et de devenir une meilleure version de lui-même. Pas pour la reconnaissance, mais juste pour soi, pour se coucher le soir avec l'esprit serein, l'impression d'avoir réalisé quelque chose, d'avoir apporté une solution élégante –car l'homme passionné recherche avant tout l'élégance.

Replacée dans son contexte, la conclusion est évidente: le passionné est probablement le plus grand atout d'une entreprise. C'est celui qui saura trouver la solution à tout, sans jamais se lasser; c'est celui qui saura garder la motivation dans les moments de doute; c'est celui qui saura entraîner les autres et non les tirer vers le bas; c'est celui qui saura rester pour redresser la barre alors que les rats quitteront le navire, car la pire tempête n'est qu'un nouveau défi pour lui. On peut gagner, on peut perdre… mais on finit toujours par se relever.