L'argument de la Bugatti

Il y a ce qu'on voit… et ce qu'on ne voit pas !

Je suis récemment tombé sur une intervention de Peter Singer, à propos de l'Altruisme Efficace, et j'ai été tout particulièrement intéressé par l'argument de la Bugatti. Ce qui était intéressant n'était pas l'argument en lui-même, mais simplement que je sois resté sur ma faim.

En effet, si le développement des arguments est valide, il reste, selon moi, inabouti.

Et voici pourquoi – selon moi.

L'argument de la Bugatti

L'idée fondamentale de l'argument est que ceux qui vivent confortablement pourraient se passer d'une part substancielle de leurs revenus sans diminuer pour autant  leur confort. Si tel était le cas, ils auraient alors l'obligation morale de donner cette part de revenus à des œuvres de charité.

Cette obligation morale induit donc que le contraire serait immoral.

Pour illustre son propos, Peter Singer utilise l'argument de la Bugatti, qu'il présente comme ceci :

Un retraité s'appelant Bob, ne possède pas un gros patrimoine, mais a cependant une passion pour les automobiles. Il a donc investi ses économies dans une Bugatti très rare. Une automobile très chère.

S'il n'avait pas eu ces économies, il lui aurait toujours resté de quoi vivre – parce qu'il a cotisé à un système de retraite, etc. – même si sa retraite serait un peu moins bien assurée. Cependant, il aime conduire cette Bugatti. Elle est si rare et si chère que les compagnies d'assurances ne veulent pas l'assurer.

Un jour, il prend sa voiture pour faire un tour et la gare à côté d'une voie de chemin de fer désaffectée et part se promener le long de cette voie. Il arrive à un endroit où la voie se divise en deux. En regardant au loin, il voit un train arriver et qui semble avoir perdu tout contrôle.

Bob regarde alors l'aiguillage et s'aperçoit que, s'il ne fait rien, le train ira sur une voie où joue un enfant. Malheureusement, l'enfant est trop loin pour que Bob puisse le prévenir en criant ou en courant. La mort de l'enfant est quasi-assurée.

Bob peut aussi actionner l'aiguillage et, dans ce cas, c'est sa voiture qui sera détruite.

La question est donc la suivante : que doit faire Bob ?

Bien entendu, Bob ne peut pas laisser cet enfant mourir. Mais d'un autre côté, son bien le plus précieux est en jeu; bien dont la valeur peut améliorer grandement la confort de sa retraite – s'il venait à le vendre.

Et pourtant !

En mettant le côté l'argument de l'assurance – en effet, il y a peu de chances qu'un assureur refuse d'assurer ce bien; on assure bien contre des catastrophes improbables ou des enlèvements par les extra-terrestres – l'idée derrière cet argument est que le prix de la Bugatti, s'il était donné à des œuvres de charité, pourrait sauver de multiples vies – par exemple en luttant contre la famine – sans pour autant altérer le confort et le niveau de vie de celui qui a fait le sacrifice et le don.

Mettons l’exemple de la Bugatti de côté, qui n’est qu'un exemple, et disons qu’il s’agit d’une automobile de luxe… ou bien, plus largement, d’un produit de luxe.

L’argument correspond donc à ne pas acheter un produit de luxe, s’orienter vers un produit moins cher et donner la différence à des œuvres de charité.

Cette méthode existe déjà : elle s'appelle la TVA et peut servir, dans certains cas, à financer le système de santé ou d'autres infrastructures disponibles également pour les plus pauvres. Mettons cela de côté.

L’argument est louable, sauf que… il y a ce qu’on voit… et ce qu’on ne voit pas.

En effet, chaque rupture technologique voit sa première génération de produit inaccessible au plus grand nombre car trop chère. Seuls les plus riches pourront se l’offrir. les premières versions de ces produits sont des produits de luxe.

Leur achat permettra cependant de faire vivre l’entreprise, améliorer le produit et sa fabrication, rentabiliser les investissements et diminuer les coûts donc les prix, et ainsi permettre à des individus moins aisés de se l’offrir, et ainsi de suite.

Les premières automobiles étaient aussi des produits de luxe, tout comme les premiers téléphones, ou les premières télévisions, les premières télévisions à écran plat, les premiers téléphones portables… quasiment tout ce qui est premier en fait. Et les acheteurs de ces premières générations sont appelés des early adopters. Ils sont nécessaires, non seulement à la démocratisation d’un produit mais ils sont, en quelque sorte, les premiers investisseurs, ceux qui accepteront de prendre le risque. Sans eux et leur capacité de financement, la plupart des avancées technologiques ou des améliorations ne pourraient pas voir le jour.

Ces early adopters pointent du doigt qu'acheter un produit de luxe ou de nouvelle technologie, ce n’est pas juste payer plus cher quelque chose qui n’en vaut pas la peine, c’est aussi participer à l’amélioration constante. Cette même amélioration qui nous permet aujourd’hui de disposer d’un ensemble de prestations et produits qui participent à notre niveau de vie et de bien-être, comme la santé. Parce que la santé est aussi un produit de luxe, dont nous pourrions nous passer un peu sans trop altérer notre confont et notre espérance de vie.

Et pourtant, sans cette curiosité pour la nouveauté, cette propension à l’obsolescence anticipée, nous stagnerions.

Mais nous pourrions pousser le raisonnement encore plus loin. Si le système de santé que nous avons mis en place dans nos contrées nous permet surtout de gagner de confort plus que de l'espérance de vie… qu'en est-il de l'art ? L'art n'est-il pas un luxe, un produit dont nous pourrions nous passer sans altérer notre confort ? Ne pourrions-nous pas nous passer de musique ou de cinéma durant une journée, ou une semaine, ou un mois, et donner l'argent économisé à des œuvres de charité ? Avons-nous besoin de tous ces musées ? Ne pourrions-nous pas vendre ces œuvres, vider les bâtiments et y loger des sans-abris ?

La filière de l'agro-alimentaire biologique était un luxe il y a encore quelques années. Seuls quelques bourgeois pouvaient s'en offrir. Et pourtant, ces gens-là ont permis le développement de la filière au point que le bio devient accessible de plus en plus, au plus grand nombre. Que se serait-il passé si nous avions considéré que ce n'était, après tout, qu'un luxe dont nous pourrions nous passer ?

En définitive, si acheter un produit cher est une dépense extravagante qui aurait pu profiter aux plus pauvres, son effet, bien qu’invisible, s’inscrit sur le long terme et sur l’amélioration des conditions de vie de tous, y compris des plus pauvres.

C'est parce que nous avons utilisé de l'argent «inutile» pour nous faire plaisir avec des nouveautés qui relèvent du luxe ou du confort que nous pouvons proposer aujourd'hui des technologies, des techniques, des offres, des services, qui profitent à tous, au plus grand nombre, y compris aux plus pauvres. C'est simplement plus diffus, plus lent… mais probablement plus durable.