Soyons naïfs !

Pourquoi nous avons toujours besoin d’un plus naïf que soi

Dans le cadre de mon métier, je suis amené à rencontrer des clients de toutes sortes et travailler avec des individus de tous horizons.

Malgré les années d’expérience qui font de moi ce qu’on appelle un expert – et qui n’est pour moi que la simple exécution d’un certain perfectionnisme –, il m’arrive cependant d’être encore surpris par les réactions ou les propos de personnes avec lesquelles je suis amené à collaborer.

La dernière en date: la naïveté. 

Lorsqu’on est perfectionniste, on aime les choses bien faites et achevées. De plus, l’expérience aidant, on sait que toute activité inachevée finira par se payer tôt ou tard. Je conseille donc toujours à mes clients ce qui est dans leur intérêt – c’est pour cela qu’ils me paient – et je ne suis pas du genre à leur cacher la vérité, même si elle est difficile à entendre, ce qui signifie que je pose sur la table la liste des exigences structurelles auxquelles ils devront faire face, ainsi que les risques encourus si jamais ils y dérogent.

Je fais habituellement face à deux réponses : ceux qui comprennent et acceptent car j’ai réussi à leur transmettre les informations dont ils ont besoin pour avoir un avis éclairé, et ceux qui les rejettent, parce que c’est trop exigent et trop coûteux – généralement plus le second que le premier.

Et il y a quelques cas rares, que nous nommerons des « politiciens », que nous identifierons facilement grâce à des locutions comme : « J’entends bien ce que vous dites… mais ne soyons pas naïfs ... »

Qu’est-ce que cela veut dire ?

La première partie de leur réponse consiste à faire écho à votre propos afin de confirmer qu’ils ont bien compris le message, avec toutes les contraintes, les tenants et les aboutissants – ou, du moins, le pensent-ils.

Mais…

Mais il y a la seconde partie, celle qui signifie que la liste des critères est trop exigeante et qu’il faut être réaliste. Nous ne vivons pas dans un monde parfait. À l’impossible nul n’est tenu !

Il faut donc être naïf pour penser un seul instant que la perfection existe dans ce monde.

Cette réponse, certes politicienne, pourrait être acceptable si elle ne comportait pas deux problématiques majeures.

La première est de considérer à demi-mot que l’interlocuteur est un imbécile. Naïf, dans l’expression « ne soyons pas naïfs ! » est qualificatif péjoratif, synonyme d’idiot, de simplet – plus que simpliste – déconnecté de la réalité, parce qu’un adulte intelligent et mature, lui, vit dans le monde réel de la vérité véritable. Seuls les enfants s’imaginent que le monde peut se plier à leurs rêves !

À demi-mot, votre interlocuteur est arrogant; à demi-mot, il vient de vous insulter subtilement.

Dans le second volet de ce diptyque, de façon autant suggérée que dans le premier, rien ne sera donc fait pour changer les choses – ça, vous l’aurez tous bien compris – mais, ce qui est pire, ce n’est pas tant la faute de leur inaction que de votre exigence trop naïve, ce qui signifie au-delà du niveau normal de ce qu’on peut exiger.

Bref, vous êtes trop perfectionniste et la perfection n’est pas de ce monde. Vos exigences – et non les leurs – sont déconnectées de la réalité. Nous ne vivons pas en théorie…

Pour faire simple, il s’agit du vieux combat entre l’optimiste et le réaliste.

Sauf que…

L’optimiste n’est pas idiot. Il sait qu’il est optimiste et qu’il enjolive sa vision du monde, c’est un choix et non un biais. Il est optimiste, pas idéaliste.

La seconde chose, la plus importante : c’est le naïf qui façonne le monde.

Lorsqu’il fait face à un problème ou une imperfection, il se met à rêver d’un monde parfait et, dans un monde parfait, avec chaque chose à sa bonne place, l’univers ressemblerait à sa vision optimiste du monde.

Et là, s’opère un miracle : le naïf, parce qu’il est naïf et qu’il ne croit pas en la fatalité, qu’il croit en la bonne volonté des uns et des autres, se lève le matin avec une question en tête : « Pourquoi pas ? »

Et ce « Pourquoi pas ? » possède une asymétrie par rapport au « Pourquoi ? » : si le « Pourquoi ? » attend une réponse, le « Pourquoi pas ? » impose de relever un défi. Et la réponse à « Pourquoi pas ? » n'est pas d'expliquer mais d'agir.

Alors, une chose en entraînant une autre, il va tenter un truc de dingue : il va tenter de changer les choses pour les améliorer, pour non pas plier, mais améliorer le monde. Parce qu’il ne cède ni à la fatalité, ni à la facilité, il va tenter d’infléchir le destin selon sa vision positive du monde… et, imperceptiblement, parce qu’il est naïf, il va progressivement infléchir le monde, modifier son univers. Et tout ceci, le plus simplement du monde, sans jamais faire aucun effort.

Et parce qu'ils a tenté d'améliorer un peu les choses à chaque fois, imperceptiblement, mais qu'il l'a fait de façon consistante, avec diligence, persévérance, il a courbé l'univers. Cette courbure n'est pas une volonté mais une conséquence, un sous-produit, une résultante. Il a tenté un truc et vu « que cela était bon ».

Conclusion

Regardez autour de vous. Où que vous regardiez, la majeure partie de ce qui a été conçu par l’ingéniosité humaine est due aux naïfs, des individus qui ont cru, à raison, qu’ils pourraient changer le monde, qu’ils pourraient lutter contre les forces de la nature. Ils ont construit des aqueducs, des digues, des remparts, des maisons, des barrages, des avions, des routes, creusé des tunnels sous les mers et au travers des montagnes…

Parce qu’il y a eu des gens pour rêver et pour croire en leurs rêves, ils ont attendri le matériau le plus dur de l’univers : l’esprit humain.

Ainsi, le « Pourquoi ? » et devenu « Pourquoi pas ? », non plus une question, mais un défi.

Ces naïfs se sont levés chaque jour avec pour seul pouvoir que leur optimisme, la naïveté de croire qu’ils pourraient changer les choses… et qui y sont arrivés. Parce si on n’essaie pas, on n’échoue pas… mais on ne réussit pas non plus.

Le rôle du leader

« Ne soyons pas naïfs ! »

Ne nous leurrons pas, cette réponse de politicien est contre-productive. Elle signifie simplement que rien ne changera jamais. Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez.

Si c’est votre client, c’est lui qui décide, c’est lui le roi; une chose alors est certaine : s’il vous paie pour vous demander conseil et qu’il ne vous écoute pas, alors vous n’avez rien à faire chez lui et d’autres seront ravis de profiter de votre expérience. Il vous paie pour requérir votre expérience et vous écouter, non l'inverse.

Un bon chef, un bon leader, a besoin de naïfs dans son équipe car ces gens-là sont plus créatifs que les autres du simple fait d’avoir moins de barrières mentales. Ils savent tellement bien plier le monde à leur représentation qu’ils savent plier les biais à leur avantage.

Les naïfs y mettent de la bonne volonté par défaut, c'est leur état naturel. Mais cet état les expose à des fragilités, des individus peu scrupuleux qui utiliseront leur naïveté pour leur propre compte. Les naïfs doivent être protégés de ces gens-là, du simple fait que les exposer sera contre-productif : le temps qu’ils passeront à s’en défendre sera du temps perdu à ne pas faire autre chose.

Soyons naïfs !

Ainsi protégé, le naïf peut alors s'épanouir, se rever le matin et infléchir le monde. Parce qu'il est optimiste, il abandonnera moins vite que les autres, se lassera moins facilement, franchira les obstacles plus aisément.

Nous avons besoin de naïfs pour qu'ils nous amènent là où nous n'irions jamais sans eux. Nous avons besoin de naïfs pour nous expliquer que les obstacles ne sont pas aussi infranchissables même si cela requiert de l'huile de coude. Nous avons besoin d'eux pour nous extasier, pour croire et pour rêver.

On a toujours besoin d'un plus naïf que soi !